POÈMES

  • Un propriétaire
    D'auberge de bord de mer
    Image d'épinal
    Même pas épineuse
    Du propriétaire d'auberge de bord de mer
    Rose et gras, le crâne couvert
    D'un chapeau à ficelles vert caca
    Joue gaiement à l'avocat
    Du diable et de ses poncifs.

    De sa grosse voix de pontife
    Il anime le dîner de ses hôtes :
    "Les juifs et les arabes sont tous en faute"
    À toujours se faire la guerre
    Pour quelques tas de pierres".

    Dans sa tirade Monsieur s'interrompt
    Il se lève, alerte et prompt
    Vers la cuisine où s'affaire
    Madame la gestionnaire
    Image d'épinal,
    Même pas épineuse
    De l'épouse-Fatou
    Du proprio Babtou

    Monsieur inspecte et s'indigne
    Il touille dans l'air, singeant sa consigne
    "On fait comme ça Angélique,
    Avec la petite cuillère, c'est bien logique !"
    Satisfait de sa remontrance
    Il sort de la cuisine en transe
    Croise mon regard et me balance
    Avec un air de connivence
    "Faut les gronder...à force, on perd patience !"

    Monsieur, permettez moi d'intercéder Si vous me faites ces confidences
    De colon excédé
    C'est que vous me croyez l'une des vôtres
    Or loin de vous de me posséder,
    Car moi aussi je suis cette autre
    Que vous auriez voulu gronder
    Mais Monsieur le propriétaire, si je maîtrise sans faille
    Tous les détours de votre langue
    Ce n'est que pour mieux dire les entailles
    De votre vieil empire exsangue

    03-01-2024

  • La route d'Hawassa me renvoie à un temps
    Où je comprenais l'élégance des arbres secs
    Et le mystère lointain des abattoirs

    Aujourd'hui je suis loin de déceler
    La direction des sentiers terreux
    Et des passerelles poussiéreuses
    Et je ne peux pas retracer
    Le mouvement des troupeaux affairés
    L'histoire des mâchoires chevalines
    Des bras noueux et des bâches trouées

    Rien ne me suffira pour tout saisir
    Des amas de paille et des murets nus
    Des pneus recyclés et des langues honnies
    Je ne sais pas comment tout contenir
    Du claquement des fouets sur les ânes qui s'ébrouent
    Ni retrouver la couleur
    Des images défraichies à l'entrée des hameaux

    J'aimerais découvrir la genèse
    Des salles de billard
    Où les hommes jouent aux mâles
    Et des salles de prière
    Où les hommes jouent aux Hommes

    Je voudrais tout savoir des lois
    Qui font pendre les bidons
    Du toit de camions agités
    Ne rien perdre du miroiement
    De chaque flaque empoisonnée
    Où traînent les chiennes aux mamelles épuisées

    Je ne sais rien de ce que bénissent
    Les cables électriques
    Les bassines, sandales et tabourets
    Toutes les nuances du Dieu Plastique
    J'ignore comment les corps se mêlent
    Sous les toits rugueux des tukuls épars
    Personne ne me dira vers quoi pointent les paraboles
    Ni ce que cachent les huttes basses et les silos
    Les monticules, les barbelés, les portes en tôle

    Et pourtant j'ai l'impression
    Que la mémoire me reviendra un jour
    D'une vie passée durant laquelle
    Je ne m'étais pas encore déssaisie
    Du secret des routes de campagne.

    13/05/2021

  • Kes be Kes, the marble cracks and the city's soul flows in
    Flushing me with a boundless stream of new sensations

    Kes be Kes,, the enclaved land becomes an island
    And a ship sails through shanty towns with sheep and shocleaners aboard
    Making Addis my new favourite port city

    Kes be Kes, I grow affection for my street's cobblestones and each stinky stone smiles back at me

    Kes be Kes, the grandmother popping her head out of a tin window
    Becomes more than a grandmother popping her head out of a tin window
    She's a sunflower facing me every morning,
    Her teeth bravely clinging to her mouth
    Like yellow petals fighting against the wind

    Kes be Kes, the black clouds exhaled by antique cars
    Turn into holy incense, welcoming me into a house
    That I can't enter yet

    Kes be Kes, stray dogs exhilarate as they become the masters of the ritual dance
    Performed by the crew of fleas inhabiting their fluffy, dusty fur
    It was all carefully staged, but I just found out
    That the faint light of Piassa at dusk turns Addis into a harbour town
    I can even smell the iodine and hear the fishmongers' rusty voices

    The illusion tightly holds, for seconds or more
    Just like the mirage of love sneakily passes between the touching noses and intertwined fingers of transitory lovers
    Ephemeral infatuation, delusional maybe, yet as true as true can be

    Kes be Kes, the mirage is engraved in the marble of my heart
    And Addis just becomes my favourite seaside destination

    12/2019

  • J’aurais voulu
    Laisser une trace
    Effet matraque
    À chaque phrase
    Comme une claque
    À chaque strophe
    Tout défroquer
    A coup de textes
    De strate en strate
    Sans concession
    Sans que cesse l’ascension
    De l’essaim de sensations

    J’aurais voulu
    Oui mais voilà
    Mais j’ai pas pu
    Pas pu pas vu
    C’est pas venu
    Pas eu le temps
    Pas eu la veine
    Pas eu la niaque
    Pas pris la peine

    Circonstances atténuantes
    Ces constantes bienveillantes
    Qui consolent sans trop de honte

    Faut dire aussi
    J’ai eu la flemme
    Pas eu l’instinct
    Pas eu la chienne
    Même un peu peur
    Un peu la trouille
    Pas eu l’ardeur
    Pas eu les couilles

    Circonstances atténuantes
    Ces constantes sans nuances
    Qui s’immiscent dans mes fentes

    Parait que le monde est parsemé
    De tas d’Mozarts assassinés
    Je suis peut-être de ce lot
    Doucement noyée dans l’eau
    Tiède du bien être…

    Circonstances atténuantes
    Ces constantes bienveillantes
    Qui consolent sans trop de honte

    Au fond, je sais
    Que c’est pas vrai
    Faute de feu, de fulgurances
    Je dorlote mes remords
    D’une indulgence indécente
    La mauvaise foi
    Est une bonne fée
    Bénissant le berceau
    Des rêves avortés
    Qui ne valent rien

    Circonstances atténuantes
    Ces constantes bienveillantes
    Qui consolent sans trop de honte

    Circonstances atténuantes
    Vieilles tantes bienveillantes
    Qui estompent les consciences

    06/2019

  • Bigots, bigots
    Vous avez peur
    De ma paire de jambes nues?
    Je vais les étaler, moi
    Vous faire danser le French-cancan
    Vous faire enfiler des résilles
    Vous exposer à l'hérésie
    Jusqu'à vous rendre un peu moins cons

    Bigots, bigots
    Vous avez peur
    De la flamboyance des couleurs?
    Je vais vous en donner, moi
    Vous embarquer dans la fête
    Vous farder de rose et d'or
    Vous faire avaler des paillettes
    Jusqu'à vous faire crier "encore!"

    Bigots je vous inquiète
    Mais persiste dans ma quête
    De secouer vos bonnes mœurs
    Je persiste, signe et demeure
    Et vous convie cordialement
    À rejoindre le festoiement
    Des âmes libres et des corps fiers

    Pour toute règle liminaire
    Les invités sont tenus
    De déposer au vestiaire
    Leurs discours affligés
    Et leurs airs respectables

    Quant à la tenue:
    Incorrecte, exigée
    Ou du moins préférable...

    Bigots j'espère vous voir
    À mon grand bal expiatoire
    Si malgré tout vous déclinez
    Sachez que je vous ris au nez
    Et que je poursuivrai ma danse
    Les jambes à l'air et l'esprit dense

    12/2019

  • A un brave âge, impertinent

    Sauvage, intrépide

    Tu te gavas, (j'insiste sur le mot)

    D'un breuvage interdit

    Que tu trouvas, (j'invoque mes souvenirs)

    Au fond d'une cave à gentlemen

    Qui pour s'oublier boivent à jeun.

    Un groupe de divas, junte tyrannique

    Versa dans ta gorge la liqueur nocive, agenda maléfique!

    Vautré dans ton alcove, (ah, j'invente rien!)

    Tu subis les ravages instantanés

    Du lavage incontrolâble de ton cerveau

    Te voilà telle une épave, à geindre

    Réduit en esclavage, impuissant et désarmé.

    18/11/2019

  • Les prénoms m'intimident
    Je ne les supporte que par touches
    On n'avale pas un piment entier
    Sans s'incendier la bouche...

    Les prénoms ont une vie propre
    Qu'il ne faut pas trop déranger
    Je ne prononce jamais le mien

    Peut-être par pudeur
    Par peur de l'écorcher
    Par peur de l'abîmer

    Je ne sais même pas vraiment
    Comment il faut m'appeler
    Ché-dine, pour le travail et l'amour
    Chè-dine* pour la chaleur de la famille
    *(Avec le è de "chèvre"!)
    Chadne ou Chenidi, pour ceux qui n'ont pas compris
    Shaden ou شادن pour les puristes
    De la langue de ma terre
    Qu'avec regret je maîtrise mal

    Un jour peut-être je réussirai
    À dire tout haut "Chedine" sans sourciller
    En attendant je me réjouis
    D'être à jamais petite biche
    Grâce à ce cadeau de ma mère
    Dont le regard fuit souvent
    Comme moi je fuis tous les prénoms
    Qui m'effraient et me fascinent
    Tant et si bien que j'excelle
    Dans l'art du surnom éternel:

    Si je vous dérobe quelques syllabes
    N'y voyez ni offense, ni zèle
    Juste une certaine retenue
    Doublée de mon affection.

    Prénoms communs, prénoms-hommages, prénoms-fardeaux, prénoms bibliques, prénoms uniques, politiques, désuets, hantés, chantés, sophistiqués, prénoms-qui-passent-à-l'étranger....

    Prononcez-vous votre prénom
    Avec éclat et panache?
    Ou le murmurez-vous
    Sur le ton ténu de l'excuse?

    25/07/2019

  • Ondulant le long du bar, l'air altier
    Tu te balances, les convertis sans avertir
    À la cadence décadente de ta danse

    Indécent d'incandescence
    Ton déhanché, innuendo de striptease
    A declenché une nuée de convoitise

    Et tu le sais, et tu en joues, et tu en jouis

    Androgyne tu les renvoies
    Aux origines de l'émoi

    Et tu le sais, et tu en joues, et tu en jouis

    Grisé d'échos tu t'abandonnes
    Aux egos des autres
    Qui ne sont personne

    Et tu danses et tu danses et puis tu ris

    Exultant de ce culte qui t'est voué
    Exaltant ce tumulte qui te happe
    Avant que subitement te frappe
    Sans que cesse la liesse
    Une amère déconvenue

    Désarmé désormais,
    Sans retenue
    Tu te mires, désincarné
    Tentant de saisir
    Les volutes de ton être
    Qui s'échappent
    Avec les pensées
    Que la danse ne panse plus

    Mais tu le sais

    Et tu ne joues plus

    Et tu en jouis peut-être.

    9/12/2018

  • Installée à l’arrière
    De l’amphi, pépère
    Je fais un somme, bercée
    Par l’étrange intonation
    Oh l’improbable élocution
    D’une professeure enthousiaste
    De nous révéler les secrets
    Des graphs, des courbes, des chiffres des stat’s
    Mais voilà, j’aime pas l’économie
    Monsieur Smith pardonnez-moi, je suis impie

    Je jouis donc de ma sieste savante
    Profitant de la morosité ambiante
    Quand, soudaine interruption
    De ma (dé)concentration
    Une retardataire
    Tout près de moi, vient s’installer

    Haut perchée, un brin vulgaire
    Mais drôlement belle, je dois l’avouer
    Car bien que son but premier
    J’en suis sûre, je le sais
    Était de me déranger
    Je me laisse abandonner
    Une seconde, pas plus!
    À la contemplation de ce nez
    Venu triomphalement trôner
    Sur ce buste de Vénus
    Qui, tout en défiant la gravité
    Semble vouloir nourrir l’humanité

    Mais quand vient le temps d’observer sa bouche
    Me prend le désir farouche
    S’opère une escarmouche
    Ses dents, sa mâchoire et ses enzymes
    Tous se sont mobilisés
    Contre ce malheureux bout de gomme
    La langue sans scrupules
    Fait exploser d’énormes bulles
    Des relents de banane chimique
    Émanent de l'hécatombe
    Mes nerfs me lâchent, bombe après bombe
    Et sans relâche elle mastique
    Me renvoyant l'écho sonore
    Du Trident broyé à mort
    Et malgré cet effroyable bruit
    Le massacre se poursuit
    Sans que personne n'intervienne

    Soudain, la machine freine
    Tout le système est en choc
    Notre retardataire suffoque
    Et au vu de ses convulsions
    Ses yeux ronds et ses grands râles
    Je comprends avec stupéfaction
    Que le Trident a eu raison
    Du bataillon buccal

    Les gens accourent pour sauver
    La belle en train de s’étouffer
    Et moi, je suis hilare
    Je m’esclaffe, je me marre
    Ils ne peuvent rien, elle est vaincue
    « Bien fait, tu l’auras voulu ! »

    Mais... suis-je paranoïaque ?
    Schlak schpop schlak
    Hélas non, ce n’est pas fini
    La retardataire
    N’a pas trépassé
    J’aurais du me taire
    Je m’étais juste rendormie.

    5/11/2013

La dictée

Nouvelle primée au 37è prix du Jeune Écrivain 2021. Publiée aux éditions Buchet-Chastel.

The Hen

An illustrated short story.